TROIS

LAUREL ÉTAIT ASSISE EN TAILLEUR SUR SON LIT AVEC UNE PAIRE de ciseaux, découpant des feuilles de papier pour fabriquer des fiches de notes de fortune. Elle avait mis moins d’une heure de lecture à réaliser que la situation en exigeait. Et des surligneurs.

Une année à étudier la biologie avec David l’avait apparemment transformée en étudiante méthodique et névrosée. Le lendemain matin, cependant, elle avait été consternée de découvrir que le « personnel », comme tout le monde appelait les serviteurs à la voix douce vêtus simplement qui filaient à toute allure partout dans l’Académie, ignorait totalement ce qu’étaient des fiches de notes.

Par contre, ils connaissaient les ciseaux, alors Laurel fabriquait ses propres fiches avec du bon papier cartonné. Les surligneurs étaient malheureusement une cause perdue.

On frappa un léger coup à la porte.

— Entrez, cria Laurel, inquiète d’éparpiller des morceaux de papier dans toutes les directions si elle tentait de se lever pour aller répondre.

La porte s’ouvrit et une petite tête blonde s’y faufila. – Laurel ?

Ne faisant plus l’effort d’essayer de reconnaître les gens, Laurel hocha simplement la tête et attendit que l’étrangère se présente.

La coupe de cheveux courte de style lutin fut suivie d’un sourire jovial que Laurel retourna spontanément. C’était un soulagement de voir quelqu’un lui sourire directement. Le dîner de la veille avait été un désastre total. Laurel avait été convoquée vers dix-neuf heures à venir prendre son repas du soir. Elle s’était hâtée de descendre derrière une fée qui lui avait indiqué le chemin vers la salle à manger – elle aurait dû avoir la puce à l’oreille lorsqu’elle avait entendu salle à manger au lieu de cafétéria – vêtue de sa robe bain de soleil, les pieds nus et les cheveux toujours attachés en une queue de cheval derrière sa tête. À l’instant où Laurel avait pénétré dans la pièce, elle avait compris son erreur. Tout le monde portait des chemises habillées et des pantalons de soie, ou des jupes et des robes longues. Il s’agissait presque d’un dîner officiel en tenue de soirée. Pire, Aurora l’avait traînée en avant pour lui souhaiter la bienvenue et la présenter aux fées d’automne. Des centaines de fées d’automne avec rien de mieux à regarder qu’elle.

Note personnelle : s’habiller pour le dîner.

Mais c’était hier soir, et à présent elle voyait un sourire sincère braqué sur elle.

— Entre, lança Laurel.

Elle n’était pas particulièrement intéressée par l’identité de cette fée ou la raison de sa présence, uniquement par son attitude amicale.

Et par l’occasion qu’elle lui offrait de prendre une pause.

— Je suis Katya, dit la fée.

— Laurel, répondit-elle automatiquement.

— Bien, évidemment, je sais cela, rétorqua Katya avec un petit rire.

Tout le monde sait qui tu es.

Gênée, Laurel baissa les yeux sur ses genoux.

— J’espère que l’Académie te convient, continua Katya, ressemblant à l’hôtesse parfaite. Moi, je suis toujours un peu perturbée lorsque je dois voyager. Je ne dors pas bien, lui confia Katya en venant s’asseoir à côté d’elle sur le lit.

Laurel détourna le regard et émit un son pour acquiescer sans véritablement dire quelque chose, se demandant jusqu’où Katya avait bien pu voyager à l’intérieur d’Avalon.

En vérité, Laurel n’avait pas joui d’un bon repos. Elle espérait que c’était à cause de son nouvel environnement, comme Katya l’avait suggéré. Mais elle avait été violemment tirée de son sommeil plusieurs fois par des cauchemars ; il ne s’agissait pas de ses rêves habituels de trolls, d’armes pointées sur Tamani, d’elle braquant un fusil sur Barnes ou de vagues glaciales se refermant sur sa tête. La nuit dernière, ce n’était pas elle qui fuyait Barnes, les pieds avançant au ralenti ; c’était ses parents, David, Chelsea, Shar et Tamani.

Laurel avait quitté son lit et marché jusqu’à la fenêtre, pressé son front contre le verre frais et baissé les yeux sur les lumières scintillantes éparpillées dans l’obscurité qui s’étendaient sous elle.

Cela semblait tellement contradictoire, venir ici à Avalon pour apprendre à se protéger, elle ainsi que ses êtres chers et, ce faisant, les laissant vulnérables. Quoique si les trolls la pourchassaient elle, sa famille était peut-être plus en sécurité en son absence. Toute la situation lui échappait, échappait à son savoir. Elle détestait se sentir impuissante – inutile.

— Que fais-tu, demanda Katya, tirant Laurel de ses mornes pensées.

— Je fabrique des fiches de notes.

— Des fiches de notes ?

— Euh, des outils d’études que j’avais l’habitude d’utiliser à la mai… dans le monde des humains, dit Laurel.

Katya ramassa une des fabrications.

— S’agit-il uniquement de petits morceaux de carton ou y a-t-il autre chose que je ne vois pas ?

— Non. C’est tout. Assez simple.

— Alors, pourquoi le fais-tu toi-même ?

— Hein ?

Laurel secoua la tête, puis haussa les épaules.

— J’avais besoin des fiches ?

Les yeux de Katya étaient ronds et innocemment inquisiteurs.

— N’es-tu pas censée étudier comme une folle pendant ton séjour ici ? C’est ce que m’a dit Yeardley.

— Oui ; mais les fiches de notes vont m’aider à mieux étudier, insista Laurel. Cela vaut la peine de prendre le temps de les fabriquer.

— Ce n’est pas ce que je veux dire.

Katya rit, puis se dirigea vers la cloche argentée pointée par Aurora la veille et la fit tinter. Son carillon clair résonna dans la pièce quelques secondes, donnant l’impression que l’air était presque vivant.

— Génial, lança Laurel, obtenant un regard intrigué de la part de Katya.

Quelques secondes plus tard, une fée d’âge moyen apparut dans l’embrasure de la porte. Katya arracha les ciseaux de la main de Laurel et rassembla la pile de cartons.

— Nous avons besoin qu’ils soient coupés en rectangle de cette dimension, dit-elle, debout au-dessus des fiches fraîchement fabriquées par Laurel. Et c’est de la plus haute importance, alors tu dois t’en occuper en priorité avant toute autre chose.

— Bien sûr, répondit la femme en effectuant une petite révérence, comme si elle parlait à une reine et non à une jeune fée de la moitié de son âge – peut-être moins. Aimeriez-vous que je les découpe ici afin de pouvoir les prendre à mesure que les cartons sont prêts, ou que je les emporte ailleurs et les ramène quand la tâche sera accomplie ?

Katya regarda Laurel et haussa les épaules.

— Ça me va si elle reste ici ; sa proposition de nous les donner à mesure est judicieuse.

— C’est parfait, marmonna Laurel, mal à l’aise de demander à une femme adulte d’exécuter une corvée aussi ingrate.

— Tu peux t’installer là, déclara Katya en pointant la longue banquette devant la fenêtre de Laurel. La lumière est bonne.

La dame se contenta de hocher la tête, puis d’emporter les cartons à la fenêtre et se mit immédiatement à les découper en rectangles droits nets et précis.

Katya s’assit confortablement à côté de Laurel sur le lit.

— Maintenant, montre-moi comment tu utilises ces fiches de notes et je verrai la façon de t’aider.

— Je peux découper mes propres fiches, chuchota Laurel.

— Bien, certainement ; mais il y a de bien meilleures façons d’occuper ton temps.

— J’imagine qu’il y a de bien meilleures façons d’occuper son temps à elle également, rétorqua Laurel en pointant le menton en direction de la femme.

Katya leva les yeux et la fixa avec candeur.

— Elle ? Je ne crois pas. Ce n’est qu’une fée de printemps.

L’indignation monta dans la poitrine de Laurel.

— Que veux-tu dire, ce n’est qu’une fée de printemps ? Elle est quand même une personne, elle a des sentiments.

Katya parut très perplexe.

— Je n’ai jamais prétendu le contraire. Mais c’est son travail.

— De couper mes fiches de notes ?

— De réaliser toutes les tâches utiles aux fées d’automne. Considère les choses ainsi, poursuivit Katya, toujours avec cette voix joviale et désinvolte, nous lui avons probablement évité d’attendre sans rien faire qu’une autre fée d’automne manifeste un besoin. Maintenant, continuons, ou nous gaspillerons tout le temps qu’elle nous économise. Montre-moi quel livre t’occupe en ce moment.

 

 

Laurel était allongée sur le ventre, fixant son livre. Elle en avait assez de lire ; elle l’avait fait presque toute la matinée et les mots commençaient à danser devant ses yeux, donc, le mieux qu’elle pouvait faire, c’était de les fixer. Un léger coup retentit, là où sa porte en séquoia finement sculptée béait. Laurel leva le regard sur une vieille fée de printemps avec de gentils yeux roses et de ces rides parfaitement symétriques auxquelles elle ne s’était pas tout à fait habituée.

— Vous avez un visiteur dans l’atrium, dit la fée, à peine plus haut qu’un murmure.

Le personnel de printemps avait reçu l’ordre d’être très silencieux autour de Laurel et d’éviter de la déranger en tout temps.

Les autres étudiants aussi, apparemment. Laurel ne voyait jamais personne à part Katya, sauf au dîner, où l’on ne faisait que la fixer la plupart du temps. Toutefois, elle en avait presque terminé avec son dernier livre ; ensuite, elle irait en classe. Elle n’était pas tout à fait certaine que ce soit une bonne chose, mais au moins, ce serait différent.

— Un visiteur ? dit Laurel.

Son cerveau ralenti par les études mit quelques secondes à comprendre. Après, elle dut se retenir à deux mains pour ne pas crier de joie. Tamani !

Laurel descendit quelques volées de marches et elle emprunta un chemin légèrement plus long afin de traverser un couloir arrondi en verre bordé de fleurs de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Elles étaient superbes. Au début, c’est tout ce que Laurel voyait en elles : de splendides couleurs s’étirant en feuilles éclatantes partout sur les terres de l’Académie. Cependant, elles étaient davantage qu’une décoration ; elles étaient les outils des fées d’automne. Elle les connaissait à présent, après presque une semaine d’études, et instinctivement, elle les nomma dans sa tête. Les pieds-d’alouette bleus et les renoncules rouges ; les freesias jaunes et les lys Calla ; les anthuriums tachetés et ses nouvelles favorites : les orchidées cymbidium, avec leurs doux pétales blancs et leurs centres rose foncé. Elle laissa courir ses doigts sur les orchidées tropicales en passant, récitant spontanément ses usages communs dans sa tête. Guérit l’empoisonnement aux fleurs jaunes, bloque temporairement la photosynthèse, devient phosphorescente quand on la mélange correctement à de l’oseille.

Les faits dans sa tête étaient entourés de très peu de contexte, mais grâce à ses « fiches de notes » – qui, elle l’admettait avec ironie, avaient été découpées plus proprement par la fée de printemps que si elle-même l’avait fait –, elle les avait mémorisés.

En quittant le couloir fleuri, Laurel se hâta vers l’escalier, descendant presque les marches en sautillant. Elle repéra Tamani appuyé contre un mur près de l’entrée, et elle réussit sans savoir comment à ne pas hurler son nom et à courir vers lui. Tout juste.

Au lieu des chemises larges et des hauts-de-chausse auxquels elle était habituée, il portait une élégante tunique par-dessus un pantalon noir. Ses cheveux étaient soigneusement coiffés vers l’arrière et son visage semblait différent sans les mèches folles le décorant. Alors qu’elle levait les bras pour l’étreindre, un petit geste de la main de Tamani l’arrêta. Elle resta là, perplexe ; puis, il sourit et s’inclina légèrement à la taille, la tête penchée dans le même geste de respect qu’esquissait le personnel de printemps, à leur propre insistance.

— C’est un plaisir de te voir, Laurel.

Il désigna la porte.

— Allons-y, d’accord ?

Elle le regarda de manière étrange pendant un moment, mais quand il hocha la tête encore une fois vers la sortie, elle serra les mâchoires et passa les portes de l’Académie. Ils s’engagèrent sur le sentier avant, qui, au lieu d’être droit comme la plupart des trottoirs du quartier à la maison, s’aventurait à travers des parterres de fleurs et de feuillage. Et, malheureusement, parmi d’autres étudiants d’automne. Elle sentait leurs regards qui la suivaient et, même si la plupart essayaient de dissimuler leur indiscrétion derrière leurs livres, certains la dévisageaient ouvertement.

C’était une longue promenade silencieuse, et Laurel ne cessait de jeter des coups d’œil discrets à Tamani, qui insistait pour rester deux pas derrière elle. Elle voyait un sourire espiègle jouer aux coins de sa bouche, mais il ne dit rien. Une fois qu’ils traversèrent les grilles d’entrée, il l’arrêta d’une main douce dans son dos et inclina la tête vers une longue ligne de grands buissons. Elle marcha vers eux, et dès que la vue de l’Académie lui fut bloquée par les sombres tiges vertes, des bras forts la soulevèrent et la firent tournoyer.

— Tu m’as tellement manqué, dit Tamani, le sourire qu’elle aimait tant de nouveau affiché sur son visage.

Laurel enroula ses bras autour de lui et le serra pendant un long moment. Il lui rappelait sa vie à l’extérieur de l’Académie, il était l’ancre à laquelle était attaché son propre monde. L’endroit qu’elle appelait encore sa maison. C’était étrange de réaliser que, au cours de quelques petites journées, son lien le plus direct avec Avalon était à présent ce qui la retenait le plus à sa vie humaine.

Et, bien sûr, il était lui-même. Il y avait beaucoup à dire là-dessus aussi.

— Désolé pour tout cela, dit-il. L’Académie se montre très stricte sur le protocole entre les fées d’automne et de printemps, et je détesterais que tu t’attires des ennuis. Enfin, j’imagine qu’il est plus probable que c’est moi qui aurais des ennuis, néanmoins… évitons les ennuis.

— Si nous le devons.

Laurel afficha un grand sourire et leva les deux mains dans les cheveux de Tamani, les emmêlant jusqu’à ce qu’ils retombent en grosses mèches comme d’habitude. Elle lui attrapa les mains, folle de joie d’avoir la compagnie d’un ami familier.

— Je suis tellement contente que tu sois venu. Je pensais devenir dingue si je devais passer une autre soirée à étudier.

Tamani reprit son sérieux.

— C’est un dur travail, j’en suis certain, mais c’est important.

Elle baissa les yeux sur ses pieds nus, tachés de terre noire.

— Ça n’est pas si important.

— Ça l’est. Tu ne sais pas du tout à quel point nous utilisons les choses fabriquées par les fées d’automne.

— Mais je ne peux rien faire du tout ! Je n’ai même pas encore commencé la classe.

Elle soupira et secoua la tête.

— J’ignore ce que je pourrai apprendre en moins de deux mois.

— Ne pourrais-tu pas revenir… de temps à autre ?

— J’imagine.

Laurel leva de nouveau les yeux.

— Si je suis invitée.

— Oh, tu seras… invitée.

Tamani afficha un grand sourire en disant cela, comme s’il trouvait ses paroles drôles en soi.

— Fais-moi confiance.

Son regard rencontra le sien, et Laurel se sentit hypnotisée.

Après un instant de nervosité, elle se détourna et commença à marcher.

— Alors, où allons-nous ? demanda-t-elle en essayant de dissimuler sa gêne.

— Où ?

— Jamison m’a dit, que tu m’amènerais faire du tourisme. Je dispose de quelques heures seulement.

Tamani parut complètement surpris par cette conversation.

— Je ne suis pas certain qu’il voulait dire…

— Je n’ai fait rien d’autre que mémoriser l’usage des plantes.

Laurel marqua une pause.

— Pendant. Six. Jours. D’affilés. Je veux voir Avalon !

Un sourire espiègle éclaira le visage de Tamani et il hocha la tête.

— Très bien, alors. Où aimerais-tu aller ?

— Je… Je ne peux pas le savoir.

Laurel se tourna vers lui.

— Quel est le meilleur endroit à Avalon ?

Il prit une respiration, puis hésita. Après un moment, il dit :

— Désires-tu faire quelque chose avec d’autres fées ou seulement nous deux ?

Laurel regarda en bas de la colline. Une partie d’elle souhaitait rester seule avec Tamani, mais elle ne pensait pas pouvoir se faire confiance si elle passait tout ce temps avec lui.

— Pouvons-nous faire un peu des deux ?

Tamani lui adressa un large sourire.

— D’accord. Pourquoi ne…

Elle posa un index sur ses lèvres.

— Non, ne me le dis pas, allons-y, tout simplement. En guise de réponse, Tamani pointa en bas de la colline et dit :

— Pars devant.

Un petit frisson d’excitation la parcourut quand l’Académie devint de plus en plus petite derrière eux. Ils traversèrent les grands murs de pierres qui entouraient l’entrée et bientôt leur sentier se divisa en routes qui contournaient l’occasionnel bâtiment. – mais ces routes n’étaient pas pavées. Elles étaient plutôt formées avec le même terreau doux, noir et riche en nutriments qui couvrait le sentier depuis le portail jusqu’à l’Académie. La terre rafraîchit les pieds nus de Laurel et énergisa ses pas. C’était dix fois mieux que n’importe quelle autre de ses marches précédentes.

Plus ils s’éloignaient de l’Académie, plus les rues devenaient bondées. Ils pénétrèrent dans un genre de foire à ciel ouvert où des centaines de fées se rassemblaient sous les portes, regardaient les vitrines des boutiques donnant sur la place et tournaient parmi des échoppes où étaient suspendus des articles étincelants. Tout était dans les teintes de l’arc-en-ciel, éclatant, et Laurel mit quelques secondes à comprendre que les éclairs brillants et multicolores qu’elle apercevait se frayant un chemin dans la foule étaient les fleurs épanouies dans le dos de fées d’été. Une fée passa juste devant elle, portant un genre d’instrument à cordes et arborant une fleur stupéfiante ressemblant à une plante des tropiques. Elle était d’un rouge vif strié de jaune soleil et comptait environ dix larges pétales qui se terminaient en angles aigus comme la purpurea que Laurel avait étudiée hier seulement. Mais elle était énorme ! Les pétales du bas flottaient à quelques centimètres au-dessus du sol alors que ceux du haut s’arquaient par-dessus sa tête comme une immense couronne.

C’est une bonne chose que je ne sois pas une fée d’été, songea Laurel en se rappelant l’effort qu’elle avait dû mettre pour dissimuler sa propre fleur saisonnière il y avait moins d’un an. Cette chose n’aurait jamais tenu sous un chandail.

Partout où elle regardait, elle voyait plus de fleurs vibrantes à l’air tropical dans d’infinies variétés, lui semblait-il. Les fées d’été étaient vêtues différemment aussi. Elles portaient des vêtements du même tissu léger et chatoyant que Laurel et ses camarades de classes, mais coupés plus longs et moins ajustés, avec des manchettes et des pompons et d’autres parures qui flottaient dans les airs, ou des traînes qui balayaient le sol derrière elles. Tapageur, décida Laurel. Comme leurs fleurs.

Elle se retourna pour s’assurer de ne pas avoir perdu Tamani, mais il la suivait toujours, à deux pas derrière son épaule gauche.

— J’aimerais que tu ouvres la voie, dit Laurel, fatiguée de s’étirer le cou pour le voir.

— Ce n’est pas ma place.

Laurel s’arrêta.

— Ta place ?

— S’il te plaît, ne cause pas de scène, dit doucement Tamani en la poussant avec le bout de ses doigts pour l’inciter à avancer. Les choses sont ainsi, tout simplement.

— S’agit-il d’un truc de fées de printemps ? demanda Laurel, le ton un peu élevé.

— Laurel, je t’en prie, l’implora Tamani en regardant furtivement autour de lui. Nous en discuterons plus tard.

Elle lui jeta un regard furieux, mais il refusa de la regarder, alors elle capitula pour l’instant et continua sa promenade. Elle déambula parmi les échoppes pendant un certain temps, s’émerveillant devant les carillons éoliens scintillants et les tissus soyeux exposés par les boutiquiers qui étaient, dans certains cas, vêtus avec encore plus d’extravagance que la foule.

— Qu’est-ce ? demanda-t-elle en soulevant un stupéfiant rang de diamants étincelants – probablement véritables – entremêlés à de minuscules perles et de délicates fleurs en verre.

— C’est pour les cheveux, lui répondit obligeamment une fée aux cheveux cramoisis.

Avec des doigts enfermés dans des gants d’un blanc pur qui semblaient beaucoup trop formels pour Laurel, il toucha le bout où un peigne était brillamment dissimulé sous une grappe de fleurs en verre. Naturellement, comme c’était un mâle, il n’arborait pas de fleur, mais sa tenue suggérait que lui aussi était une fée d’été.

— Puis-je ?

Laurel chercha le regard de Tamani, qui sourit et hocha la tête.

Elle se tourna, et la grande fée épingla solidement le colifichet dans sa chevelure, puis il la guida vers une grande glace de l’autre côté de l’échoppe. Laurel sourit à son reflet. Le rang argenté pendait sur le côté où elle séparait ses cheveux, plus bas que ses épaules. Il brillait sous le soleil, faisant ressortir l’éclat de ses mèches naturellement plus pâles dans ses cheveux blonds.

— C’est beau, dit-elle en retenant son souffle.

— Aimeriez-vous le porter ou devrais-je l’emballer dans une boîte ?

— Oh, je ne pourrais pas…

— Tu devrais, dit doucement Tamani. C’est très joli.

— Mais je…

Elle contourna le grand boutiquier et se tint près de Tamani.

— Je n’ai rien pour le payer et je ne vais certainement pas te laisser le faire pour moi.

Tamani rit en silence.

— On ne paie pas les biens ici, Laurel. C’est un truc très… humain.

Prends-le. Il sera honoré que tu aimes son travail.

Laurel jeta un coup d’œil au boutiquier rôdant juste hors de portée de voix.

— Vraiment ?

— Oui. Dis-lui qu’il te ravit et que tu le porteras à l’Académie ; c’est le seul paiement qu’il veut.

Tout était si incroyable. Laurel se sentait nerveuse, momentanément incapable de surmonter sa certitude que, d’un instant à l’autre, une fée du service de sécurité allait surgir pour l’arrêter. Cependant, Tamani ne lui jouerait pas un tour pareil… n’est-ce pas ?

Elle jeta un dernier regard dans la glace, puis sourit à la grande fée d’un air qu’elle espérait naturel.

— C’est vraiment, vraiment très beau, dit-elle. J’aimerais le porter pour retourner à l’Académie, si je le puis.

La fée lui offrit un sourire radieux et effectua une petite révérence. Laurel commença à s’éloigner en hésitant.

Personne ne l’arrêta.

Laurel mit quelques minutes à surmonter le sentiment qu’elle venait de voler un objet. Elle commença à s’intéresser aux autres promeneurs, et plusieurs d’entre eux emportèrent des articles pris dans les étalages et les échoppes sans offrir autre chose en retour que des compliments et de la reconnaissance. Après avoir observé pendant plusieurs minutes les autres « acheteurs », elle se força à se calmer.

— Nous devrions prendre quelque chose pour toi, dit-elle en se tournant vers Tamani.

— Oh non. Pas moi. Je ne fais pas mes courses ici. Mon marché de quartier est un peu plus loin en bas de la colline.

— Alors qu’est-ce que celui-ci ?

— C’est la place d’été.

— Oh, dit Laurel, à nouveau paniquée. Mais je suis automne. Je n’aurais pas dû prendre ceci.

Tamani rit.

— Non, non, les fées d’hiver et d’automne vont où elles veulent.

Elles sont trop peu nombreuses pour avoir leur propre place.

— Oh.

Elle réfléchit un instant.

— Alors, pourrais-je faire des courses dans ton marché aussi ?

— J’imagine que tu le pourrais, mais j’ignore pourquoi tu le souhaiterais.

— Pourquoi pas ?

Tamani haussa les épaules.

— Il n’est pas joli comme la place d’été. Enfin, la place est jolie ; tout est beau à Avalon. Sauf que nous n’usons pas de babioles et d’éléments de décoration. Nous avons besoin de vêtements, de nourriture et d’outils pour nos nombreux métiers. C’est aussi là-bas que je me procure mes armes ainsi que les élixirs et les potions nécessaires pour les attirails de mes sentinelles : ces choses sont amenées là par l’Académie. Les fées d’été ont besoin de trucs tapageurs ; cela fait partie de leur métier. Celles du théâtre, particulièrement. Mais si tu regardes plus attentivement, en particulier à l’intérieur de certaines boutiques, tu découvriras les fournitures plus techniques. De la peinture et du matériel pour les décors, des instruments de musique, des outils pour fabriquer des bijoux – ce genre d’objets.

Il sourit largement.

— Les échoppes ont des choses qui brillent et étincellent afin d’attirer le soleil et davantage de preneurs.

Ils rirent et Laurel leva la main pour toucher à son nouveau peigne. Elle se demanda brièvement ce qu’il vaudrait en Californie, puis chassa cette pensée. Ce n’était pas une chose qu’elle vendrait un jour, alors cela n’avait pas d’importance.

La foule devenait moins dense à mesure qu’ils s’éloignaient de la place du marché. La large route en terre était à présent bordée de maisons, et Laurel regardait d’un côté et de l’autre avec émerveillement. Chaque résidence était entièrement fabriquée du même genre de verre en sucre qui formait la fenêtre panoramique dans la propre chambre de Laurel. Les orbes translucides plus gros qui s’ouvraient sur la rue étaient de toute évidence des salons ; les bulles légèrement plus petites et colorées de teintes pastel regroupées sur les côtés et à l’arrière étaient, de l’avis de Laurel, des chambres à coucher. D’immenses tentures de soies pastel étaient ouvertes dans chaque foyer, permettant au soleil de briller plus fortement dans les remarquables édifices, mais Laurel voyait comment on pouvait les tirer sur la vitre pour se ménager un peu d’intimité le soir. Chaque maison étincelait sous le soleil, et plusieurs étaient décorées de rangs de cristaux et de prismes attirant la lumière et la faisant danser, exactement comme les prismes que Laurel suspendait dans sa chambre chez ses parents.

Tout le quartier scintillait si vivement que c’était presque difficile de le regarder, et Laurel réalisa que c’était là les « ballons » qu’elle avait aperçus depuis plus haut sur la colline lors de son arrivée avec Jamison.

— Elles sont si jolies, dit-elle d’un air songeur.

— En effet. J’adore me promener dans les quartiers de l’été.

Les étincelantes résidences commencèrent à s’espacer, et bientôt, Laurel et Tamani marchèrent de nouveau vers le bas de la colline. La large route traversa un pré de trèfles avec des talles de fleurs ici et là ; Laurel avait vu de tels prés uniquement dans les films. Et même si elle s’était habituée à l’air d’Avalon – embaumant toujours la terre fraîche et les fleurs épanouies –, il était plus entêtant ici, où le vent pouvait aisément transporter chaque odeur qui lui caressait le visage. Laurel respira profondément, prenant plaisir à la brise revigorante.

Elle s’arrêta lorsqu’elle réalisa que Tamani n’était plus à côté d’elle. Elle regarda dans son dos. Il était accroupi sur le bord du sentier, essuyant ses mains sur le trèfle doux.

— Que fais-tu ? s’enquit-elle.

Tamani bondit sur ses pieds, l’air penaud.

— J’ai, euh, oublié mes gants, répondit-il doucement.

Laurel demeura perplexe une seconde, puis elle remarqua que le trèfle était un peu brillant.

— Tu portes des gants pour couvrir le pollen ? devina-t-elle.

— C’est poli, dit-il en s’éclaircissant la gorge.

Laurel fouilla dans ses souvenirs et elle réalisa que tous les hommes sur la place d’été portaient des gants. Cela lui paraissait logique à présent. Elle se hâta de changer de sujet pour épargner à Tamani son embarras évident.

— Alors, quelle est la suite ? s’enquit-elle, la main sur le front, bloquant le soleil pour pouvoir regarder plus loin sur la route.

— Je t’emmène dans mon endroit favori à Avalon.

— Vraiment ? dit Laurel, l’excitation lui faisant momentanément oublier qu’elle avait demandé à être surprise. Où ?

Il sourit doucement.

— Ma maison. Je veux te présenter à ma mère.

 

Sortilèges
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